Pierre Renaudel, le proche de Jean Jaurès venu de Normandie
Pierre Renaudel débute sa vie militante en Normandie dont il est originaire. La « partie normande » de ses archives conservées à la Fondation Jean-Jaurès a fait l’objet d’un programme de numérisation et de valorisation dans le cadre du projet Eurosoc (université de Rouen). Florent Godguin prépare un mémoire de master d’histoire sous la direction de Jean-Numa Ducange avec ce corpus de sources, il présente dans ce billet quelques documents.
Originaire d’une famille d’instituteurs à Morgny-la-Pommeraye (Seine-Inférieure), Pierre Renaudel[1] (1871-1935) est un militant et responsable politique qui vient tôt au socialisme. Son premier contact en Seine-Inférieure est Edmond Bazire, militant blanquiste qui l’a profondément influencé dans sa pensée anticléricale. Il s’engage véritablement dans l’action collective au moment de l’affaire Dreyfus en lisant les articles de Jean Jaurès qui paraissent dans La Petite République. Orateur et organisateur du socialisme en Seine-Inférieure, Pierre Renaudel milite au sein au Parti socialiste français jaurésien (1902-1905)[2]. Il développe la propagande socialiste auprès des masses ouvrières et paysannes et se distingue notamment par ses positions très critiques envers la participation ministérielle.
La quasi-totalité des documents de ce dossier est datée de l’année 1904. L’auteur fait le choix ici de proposer une description détaillée des éléments évoqués le plus fréquemment au sein de ce dossier : les élections municipales des 1er et 6 mai à Rouen, la conférence de Jean Jaurès au Cirque de Rouen le 2 juillet et les manuscrits d’articles de la chronique parlementaire du journal Le Peuple de Rouen.
Le premier document du dossier est la liste annotée et non définitive des candidats de la « concentration socialiste » à Rouen constituée des groupes du Parti socialiste français et du Parti ouvrier socialiste révolutionnaire aux élections municipales des 1er et 6 mai 1904[3]. Celle-ci est constituée de 36 noms (dont un manquant) parmi lesquels figurent les militants Bazire, Sonnette, Halley, Lepez, Fauconnet, Renaudel, Tabouret, Viche. Elle recueille 650 voix. Cette liste comporte 18 candidats membres d’un syndicat sur 36. La composition de cette liste peut s’interpréter comme une volonté pour la fédération socialiste départementale d’élargir l’influence socialiste aux syndicats, comme l’indique déjà la double appartenance inscrite dans l’article 1 des statuts de la fédération[4]. Le syndicalisme s’affirme ainsi comme un « ensemble susceptible de polariser la volonté d’action de la « démocratie ouvrière ». Alors que la CGT et la Fédération des Bourses du travail fusionnent au même congrès de Montpellier en septembre 1902, ce troisième pôle s’insère rapidement dans l’ « horizon socialiste »[5] au-delà du duo constitué par le Parti socialiste français et le Parti socialiste de France. Pour ces élections, le Parti socialiste français envoie un manifeste municipal qui explique aux fédérations et différents groupes l’importance de ces élections. Celui-ci est adopté au congrès de Saint-Etienne au début du mois de janvier 1904. Ainsi, une tactique électorale est prescrite mais ses effets dans le département sont inégaux : ces élections ne renforcent guère l’implantation municipale des socialistes[6]. En effet, selon la formule de Paul Brousse, « la question municipale est plus de la moitié de la question sociale »,[7] et celle-ci représente un moyen privilégié pour atteindre l’horizon révolutionnaire. L’expérience municipale constitue un moment d’apprentissage, souvent douloureux, des réalités de la gestion publique, et de la nécessaire prise en compte du réel.[8] Lors d’une réunion des groupes socialistes de Rouen le 15 janvier 1904, Pierre Renaudel expose l’idée de la nécessité d’une participation directe à la lutte électorale[9]. Les trois groupes socialistes présents – Le Réveil social des 6 cantons, le Combat de Saint-Sever et l’Union socialiste rouennaise – semblent partager l’avis de Renaudel qui est de développer la propagande socialiste par la voie électorale: une liste socialiste doit ainsi être constituée et concourir seule au premier tour du scrutin. Cette décision, est prise à l’issue d’un vote le 8 mars[10]. Dans une note manuscrite où il expose ses conceptions électorales[11], Renaudel veut « donner aux diverses opinions le moyen de s’exprimer » et insiste sur les « principes et les idées » du programme socialiste comme la municipalisation des services publics.
Plusieurs autres documents évoquent la préparation de ces élections, avec l’organisation de la campagne électorale : ces éléments sont connus grâce aux procès-verbaux des réunions de la « concentration socialiste ». Des « souscriptions » dont chaque groupe doit s’acquitter et « des soirées et causeries familiales » sont envisagées pour permettre de financer la campagne[12]. Cette organisation matérielle de la campagne électorale est assurée par une commission électorale dirigée par Renaudel dès le 22 janvier[13]. Par ailleurs, la décision de présenter une liste socialiste semble motivée par le contexte social dans le département avec les conflits menés dans l’industrie textile : « nos candidats sont des syndiqués connus comme militants du socialisme ou de l’action syndicale, c’est à dire qu’ils représentent l’élément du travail dans sa plus haute expression[14]».
La venue de Jean Jaurès à Rouen le samedi 2 juillet 1904[15] pour une conférence sur la séparation des Eglises et de l’Etat est un moment important de la vie militante des socialistes de Seine-Inférieure. Pierre Renaudel préside la conférence en tant que délégué à la rédaction du Peuple. Organisée conjointement par L’Humanité, Le Peuple de Rouen et le Groupe socialiste rouennais, cette conférence[16] rassemble près de 2600 citoyens parmi lesquels figurent de nombreux délégués des différentes organisations ouvrières (coopératives et syndicats) et des conseillers municipaux socialistes de la région. Dans un contexte où la collaboration entre radicaux et socialistes fonctionne au niveau parlementaire avec la Délégation des gauches, le dialogue semble rompu à Rouen. En effet, l’absence des « notabilités radicales » est soulignée dans le compte-rendu de la conférence. Jaurès essaie d’expliquer cette situation en évoquant la situation locale où les radicaux sont considérés comme « mous et hésitants » et semblent avoir peur de la pénétration des idées socialistes qui peuvent « effrayer les masses ». Après la conférence, Pierre Renaudel invite tous les socialistes présents à adhérer au Groupe socialiste rouennais afin de « mener les luttes communes », « verser sa cotisation pour permettre l’organisation d’une propagande, impossible sans argent » et « s’unir avec ceux qui peuvent comme lui faire une action énergique ». Ce souci de l’unité des différentes organisations socialistes et ouvrières est partagé conjointement par Pierre Renaudel et Jean Jaurès. D’ailleurs, le compte-rendu de la conférence fait davantage place aux positions des deux militants sur ce sujet plus qu’aux paroles de Jaurès sur la séparation. Un autre thème est abordé par Pierre Renaudel lors de cette conférence : le soutien aux ouvriers en grève. Le lendemain dans l’Humanité, on lit que « Renaudel a appelé l’attention des travailleurs présents sur la grève des ouvriers menuisiers. Il a fait appel à l’esprit de solidarité et d’organisation. Une quête pour les grévistes a produit 184 francs. »[17]
Pierre Renaudel est par ailleurs un organisateur de la propagande socialiste en Seine-Inférieure. Cette dimension s’observe manifestement avec la présence de nombreux manuscrits d’articles du journal Le Peuple de Rouen au sein du premier dossier. Les socialistes cherchent avant tout à répandre leurs idées chez les ouvriers. Malgré des possibilités financières limitées, ils cherchent à mettre en œuvre plusieurs moyens de propagande comme les conférences, les fêtes et les concerts, les coopératives de consommation. La presse se développe avec l’existence de deux journaux hebdomadaires : Le Progrès fondé au Havre par Hanriot en 1894 et qui parait sans interruption jusqu’en 1914, et Le Peuple, crée par Raoul Fauconnet et Ernest Lepez en 1901, qui paraît jusqu’au 14 août 1904 surtout dans la région rouennaise. De nombreux militants collaborent à sa rédaction dont Emile Buré[18] qui est chargé de rédiger la « chronique parlementaire » de chaque numéro[19]. Cette chronique est un moyen d’informer les socialistes et les ouvriers de Seine-Inférieure des débats à la Chambre des députés : le rachat des chemins de fer, « l’affaire Delsor », la limitation des heures de travail, les bureaux de placement, la politique anticléricale, l’enseignement congréganiste sont constitutifs de la diversité de thèmes abordés dans le journal socialiste et ouvrier rouennais.
Florent Godguin, professeur certifié et collaborateur du projet EuroSoc
1 Nous faisons ici le choix de présenter quelques éléments biographiques en lien avec la période étudiée dans les archives présentées. Pour une présentation plus exhaustive : Gilles CANDAR, « Pierre Renaudel de la Normandie à l’Internationale », in EUROSOC Normandie, 13/03/2016.
2 L’unité des socialistes est l’un des buts de l’action politique de Pierre Renaudel : au troisième congrès général des organisations socialistes françaises tenu à Lyon en mai 1901, alors que ses amis blanquistes font scission, il choisit de rester à l’intérieur du Parti socialiste français avec des hommes comme Jean Longuet. Deux partis socialistes se font ainsi face mais ils ne peuvent être considérés comme deux blocs monolithiques : le Parti Socialiste de France (les guesdistes rejoints par les héritiers des blanquistes proches d’Edouard Vaillant) et le Parti Socialiste Français (les proches de Jean Jaurès). Dans un contexte d’échec provisoire de l’unité qui dure jusqu’en 1904, la fédération socialiste de Seine-Inférieure choisit de se rattacher au second en 1902 au moment du congrès de Tours, en y occupant une place singulière, avec quelques autres fédérations, sur l’aile gauche.
3 Fonds Pierre Renaudel (19FP) - Liste socialiste pour les élections municipales Rouen
4 Statuts parus dans Le Progrès Socialiste, n°50, 19 septembre 1900
5 Gilles CANDAR, « Jaurès et le parti, retour sur un itinéraire », Cahiers Jaurès, 2008/1, (N°187-188), p.21
6 La Dépêche, 2 mai 1904
7 Claude WILLARD, Socialisme et communisme français, Paris, Armand Colin, 1967, p.61
8 Frédéric MORET, « Avant-propos », Cahiers Jaurès, 2005/3 (N° 177-178), p. 3
9 Fonds Renaudel (19FP) - Réunion des groupes socialistes de Rouen
10 Fonds Renaudel (19FP) - Mise en place de la Concentration socialiste pour les élections municipales de Rouen
11 Fonds Renaudel (19FP) - Conceptions électorales
12 Fonds Renaudel (19FP) - Concentration socialiste
13 Fonds Renaudel (19FP) - Concentration socialiste
14 Fonds Renaudel (19FP) - Elections municipales de Rouen
15 Fonds Renaudel (19FP) - Conférence de Jean Jaurès à Rouen
16 Fonds Renaudel (19FP) - Compte-rendu de la conférence de Jean Jaurès à Rouen
17 L’Humanité, n°77, 3 juillet 1904
18 Emile Buré (1876-1952) est un militant socialiste et journaliste qui a collaboré au Mouvement socialiste dirigé par Hubert Lagardelle et à La Vie Socialiste dirigée par Francis de Pressensé, dont Pierre Renaudel est alors secrétaire de la rédaction de novembre 1904 à août 1905.
19 Fonds Renaudel (19FP) - Chronique parlementaire ; Chronique parlementaire ; La politique anticléricale